Vous démontrez que Sade a toujours eu une relation extrêmement tendre avec toutes les femmes « Héroïnes » qu’il a aimées de sa naissance à sa mort. Qu’est-ce que cela change pour vous dans la perception que l’on peut avoir du Divin Marquis ?
Je vous remercie de penser que la correspondance de Sade que je viens de publier montre et même démontre que Sade était un homme aimable et souvent aimé, fou de chevalerie et rêveur impénitent de Laure, la Laure de Pétrarque, son ancêtre. Vieillard à Charenton, Moïse attendant toujours Saumane et sa terre promise, il a quelque chose du roi se meurt de Ionesco, roi défait mais non assagi, mourant entre ses deux reines, Constance, la sensible et fidèle Constance et Madeleine, son dernier amour juvénile. Sans craindre le ridicule, je vous dirai que, oui, j’espère que mes publications modifieront le regard que l’on porte non seulement sur l’homme mais aussi sur l’œuvre parce que ce que je trouve aujourd’hui beaucoup plus ridicule c’est qu’un spécialiste faisant autorité comme Maurice Lever, ait pu, dans sa biographie, présenter la correspondance de Sade comme « un soliloque épistolaire unique de son espèce dans toute la littérature »[1], jugement repris par Marc Buffat dans son édition des « lettres à sa femme » chez Babel qui affirme que « rien dans cette correspondance ne nécessite les lettres de Mme de Sade qui pourrait fort bien se contenter d’envoyer silencieusement au marquis ce qu’il demande. »[2]
Pourquoi ce parti-pris, qui ne peut qu’être lié à une certaine lecture de l’œuvre, alors même que toutes les lettres du marquis montrent combien sa gaieté, sa tristesse, son humeur tiennent au contenu des lettres de sa femme qu’il utilise, dit-il, comme « un horoscope » et qu’il commente souvent ligne à ligne ? Pourquoi cette négation, de la réalité même de sa souffrance ? Sade est un être sociable, qui a besoin de « lieux ouverts », la solitude de sa cellule bien close, lui est si insupportable qu’il demande, à Vincennes, qu’on autorise le porte-clés à rester avec lui pendant son repas pour quelques minutes de « conversation de pure bêtise ». Quand ses promenades sont supprimées – ce n’est quand même pas rien d’être contraint à vivre dans les 10 m2 d’une chambre, sans voir le moindre petit carré de ciel au-dessus de sa tête pendant 1 an ½ – Maurice Lever juge « hystériques » ses réactions et affirme : « à quelques restrictions près M.de Sade n’est point trop mal traité à Vincennes, mieux en tous cas qu’il ne veut bien le dire »[3]. C’est Mme de Sade qu’il plaint (incroyable ce que Mme de Sade s’est trouvé comme champions ces dernières décennies), « pauvre Renée-Pélagie, dit-il, (qui) fait tout pour endiguer les fureurs épistolaires de son mari ». Quand il est gai avec son valet, c’est « un accès de folâtrerie »[4], « une insolite jovialité ». Quand il s’amuse avec milli Rousset : « il joue le joli cœur et madrigalise à longueur de page pour éblouir la jeune Provençale. »[5] Enfin, quand Maurice Lever publie juste avant sa mort, au début des années 2000 la lettre si impressionnante de sa jeune belle-sœur jurant à son beau-frère et amant un amour éternel ainsi que quelques autres lettres encore inédites, il remercie la descendante de Sade qui lui a permis de faire cette publication et ajoute, j’espère que cela permettra de réhabiliter Mme de Montreuil, la belle-mère de Sade si injustement attaquée. Quand j’ai lu cela j’ai imaginé la manière dont serait reçu un critique qui, aujourd’hui, ferait une publication sur Nietzsche et dirait j’espère que ma publication permettra la réhabilitation de la sœur de Nietzsche si injustement attaquée ! Rien n’est épargné à Sade et même Gilbert Lely, qui l’aime tant, voit dans les 120 journées une « confession » de Sade !
« Divin marquis » pour Gilbert Lely qui disait avoir vu son cœur au-dessus du château de La Coste, monstre battant sa femme et effrayant un peu tout le monde pour Maurice Lever, Sade se révèle, en fait, quand on lit sans prévention sa correspondance et son Journal, un homme humain, trop humain ayant bien du mal à accepter ses contradictions mais chez qui l’écriture va devenir une passion si violente qu’elle va remplacer toutes les autres. A sa femme, à Milli Rousset, à Constance que demande-t-il ? qu’elles s’interposent, d’une manière ou d’une autre, entre lui et la réalité pour l’en protéger ou au moins l’en distraire et lui permettre de rêver, de jouer et d’écrire « de gaieté d’imagination », libéré enfin de toute inquiétude.
« Si vous aviez un peu plus d’âme que vous n’en avez, je vous dirais d’aller trouver l’original qui s’avise d’effacer vos lettres et de lui demander de quel droit il s’arroge cette permission, lorsque vous ne parlez ni du roi ni du gouvernement qui sont les seules choses défendues. Mais ce n’est pas vous qui feriez cela. »
Quand sa femme le déçoit, se montre incapable de se battre contre sa mère, le lieutenant de police, Jacques le gribouilleur « et toute sa séquelle » pour lui prouver cet amour, sans cesse affiché mais jamais efficace, il la vouvoie. Le tutoiement est réservé aux moments d’intimité, aux moments où il lui avoue ce qui lui ferait le plus plaisir : qu’elle lise ses manuscrits, qu’elle en fasse, à condition que cela ne la fatigue pas trop, une copie de sa main.
Enfermé dans sa tour, plus tard dans son hospice, c’est aux femmes qu’il aime qu’il demande d’être ses chevaliers et de courir le pays pour le tirer de ce mauvais pas, c’est sur elles qu’il compte pour avoir une première réaction, à chaud, à la lecture de ses manuscrits à haute voix, à qui, à part elles, pourrait-il demander cela ? Lui expérimente ce que les lieux clos, qui vont abonder dans son œuvre, produisent comme moisissures du corps et de l’esprit. Non, contrairement à ce que l’on croit, l’enfermement ne rend pas meilleur, bien au contraire et cela il est bien décidé à le prouver. « A l’ombre, rien ne mûrit » et « moi aussi, je suis peintre », dit-il dans l’une de ses lettres, pour résister il lui faut rajeunir, redevenir enfant, retrouver sa capacité à rire de tous ces ogres imbéciles, de tous ces Ostrogoths. Pour résister il lui faut faire de sa plume sa nouvelle épée…. et cette lecture des lettres, si elle est juste, n’amènerait pas une nouvelle lecture d’une œuvre présentée jusque-là comme terrifiante, écrite par un homme dont on nous dit « qu’il est surement l’homme le plus dénué d’humour qui soit »[6] ? Allons.
L’excellent livre de Marie-Paule Farina
Marie-Paule Farina, Sade et ses femmes, correspondance et journal
Editions François Bourin, Paris, 2016, 298 p.
ISBN-13: 979-1025201855
[1] Maurice Lever Sade Fayard p348
[2] Marc Buffat Marquis de Sade lettres à sa femme Babel p11
[3] Maurice Lever Sade Fayard p334
[4] p346
[5] p364
[6] Maurice Lever Sade Fayard p363