Au printemps 1791 un roman anonyme s’imprime à Paris, sous une fausse adresse : « En Hollande, Chez les libraires associés ». Le titre semble celui de tant d’histoires sentimentales dont le public se repaît alors : Justine ou les malheurs de la vertu. Une dédicace en guise de préface suggère pourtant d’y regarder de plus près. Le romancier explique avoir voulu montrer une infortunée « en butte aux goûts les plus barbares et les plus monstrueux, étourdie des sophismes les plus hardis, les plus spécieux, en proie aux séductions les plus adroites, aux subornations les plus irrésistibles ». L’accumulation des superlatifs annonce le chemin de croix de Justine, elle donne le ton du récit. Les peintures seront donc « les plus hardies, les situations les plus extraordinaires, les maximes les plus effrayantes, les coups de pinceau les plus énergiques ». Donatien Alphonse François de Sade s’installe dans l’intensité maximale et se condamne à la radicalité des jugements. N’a-t-il pas mis au propre durant son incarcération à la Bastille le manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome qu’il présente comme « le récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe » ? Dans le roman publié aussi bien que dans le manuscrit impubliable, le superlatif s’impose comme la marque du marquis scélérat et par contagion se communique à la critique.
Durant ces années révolutionnaires où l’adjectif modéré devient dépréciatif dans le vocabulaire politique, même si dans ses lettres privées le romancier définit comme telle sa position personnelle, les journalistes prennent l’anonyme au mot. La Feuille de correspondance du Libraire s’inquiète dans Justine d’une peinture des « crimes les plus révoltants » qui prétend s’adresser aux « débauchés les plus crapuleux », éventuellement susceptibles d’être frappés et de se racheter. Les Affiches, annonces et avis divers dénoncent « l’imagination la plus déréglée « et n’hésitent pas à citer la série des superlatifs du romancier lui-même. Charles de Villers en 1797 stigmatise encore dans Justine « un des fruits les plus odieux de la crise révolutionnaire » et « un des arguments les plus forts contre la liberté illimitée de la presse ». Lorsque Guillaume Apollinaire, un siècle plus tard, propose de donner enfin à lire des textes qui ne circulaient que sous le manteau, il inverse le point de vue mais conserve la radicalité du jugement, déclarant le marquis de Sade « cet esprit le plus libre qui ait encore existé ». Et Paul Eluard dans son sillage salue l’âme indomptable : « Il ne fut jamais d’homme plus souverainement malheureux. » Il n’est pas nécessaire de multiplier les citations jusqu’à aujourd’hui, qui désignent Sade comme exceptionnellement criminel ou exceptionnellement lucide dans sa peinture des crimes humains.
Est-il même possible parler de lui sans superlatif ? Comment évoquer sa vie et son œuvre mezzo voce ? Elles semblent indissociables des polémiques qui secouent notre culture depuis deux ou trois siècles. Issu d’une longue lignée aristocratique qui se définissait par l’excellence, il rompt avec la tradition de l’honneur pour revendiquer dans ses écrits la turpitude. Il fallait, de génération en génération, être parmi les meilleurs. Donatien Alphonse François a commencé une carrière militaire qui correspond à cette tradition, mais il illustre bientôt son nom par le scandale de faits-divers puis de textes jugés pornographiques. Dans la crise de l’Ancien Régime qui exacerbe les tensions sociales, l’écho, vite amplifié, de violences commises contre de pauvres femmes à Paris ou à Marseille se confond avec le ressentiment contre les privilégiés. La rumeur colporte et déforme à loisir ses méfaits, ses arrestations et ses fuites ; les condamnations, les incarcérations illustrent aux yeux de Sade les changements de la société et l’amenuisement des privilèges aristocratiques, la condamnation à mort commuée en simple amende, l’emprisonnement par lettre de cachet peuvent être présentés comme la coupable clémence du pouvoir royal à l’égard d’un de ses proches, tandis que Sade s’indigne de la complicité des siens avec la police et la justice qui le persécuteraient. Le même homme peut illustrer l’arbitraire de la centralisation monarchique ou la coupable mansuétude de l’ancien ordre féodal pour l’un des siens. Les colères du prisonnier qui maltraite son épouse, qui injurie ses geôliers et apostrophe le gouverneur de la Bastille relèvent-elles de l’arrogance d’un grand féodal, réduit à l’impuissance, ou de la révolte d’un être humain sensible aux contradictions du système et à l’hypocrisie générale ?
Sade a sans doute écrit avant d’être prisonnier, il appartient à une famille où la maîtrise de la plume s’apprend comme la généalogie et le maintien, l’équitation et le maniement des armes. Son père a noirci bien du papier, son oncle a publié une vie de Pétrarque qui a connu un vrai succès. Mais l’enfermement fait d’une pratique une vocation et d’un goût une fureur. Privé de la plupart de ses plaisirs, contraint à se venger d’une solitude prolongée par l’imaginaire, il compose tout à la fois pour prouver ses qualités personnelles et pour se venger. De Saint-Simon à Chateaubriand, la plume prend le relais de l’épée et le sacre de l’écrivain se substitue au privilège aristocratique. Mais tandis que le petit duc et le vicomte s’approprient une langue et perpétuent une grandeur, qui sont peut-être en voie de disparition, le marquis, devenu comte à la mort de son père, bouleverse la rhétorique classique par la conjonction de l’argumentation abstraite et du vocabulaire des bordels. Il introduit des dissertations philosophiques et des descriptions cliniques de pratiques sexuelles dans des récits picaresques. À la geste mémorialiste s’oppose et se joint, en ces mêmes années, l’affirmation provocante d’un écrivain, né de ses seules œuvres, qui illustre moins son nom que son prénom, Jean-Jacques Rousseau : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. » Sade écrit sans doute au carrefour d’une longue tradition aristocratique et d’une revendication inouïe d’écrire comme nul autre. La différence de Jean-Jacques fonde sa revendication de tout dire, au-delà de toutes les pudeurs et de tous les interdits : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi. » Sade réclame le même droit de tout dire pour révéler l’être humain dans l’insupportable vérité de sa nature. Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ont scandalisé nombre de ses contemporains, mais suscité non moins l’adhésion passionnée de tant de lecteurs et de lectrices qui se sont reconnus dans cette différence et dans ce besoin d’authenticité. Les fictions de Sade, qui a projeté de composer ses mémoires, mais n’a pu ou voulu mener à bien ce projet, ont d’abord trouvé bien des lecteurs honteux ou ricanants. Se sont seuls fait entendre ceux qui ont été offusqués de la lecture. L’entreprise rousseauiste qui n’eut jamais d’exemple postulait une différence et une solidarité morale entre les êtres, elle bouleversait les lecteurs moralement complices, l’entreprise sadienne parallèle qui affirmait « l’isolisme », la solitude radicale des humains, a soulevé des cris de haine. Il a fallu attendre plusieurs décennies pour que se fassent entendre les premières allusions moins malveillantes et un siècle pour que s’exprime une franche admiration, et qu’on bascule de l’exécration à la glorification. Il est temps aujourd’hui d’apprendre à lire Justine lucidement.
Michel Delon
Professeur à la Sorbonne
Editeur des Œuvres de Sade dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en trois volumes.
Commissaire de l’exposition « Sade un athée en amour » à la Fondation Martin Bodmer (Genève), 6 décembre 2014-12 avril 2015. Catalogue publié chez Albin Michel.
Il vient de faire paraître pour le Bicentenaire :
- Sade, Contes étranges, collection Folio. Le volume propose la première édition critique des Historiettes, Contes et Fabliaux, révélés par Maurice Heine en 1926.
Et ce 2 octobre le nouveau volume de la Pléiade en édition limitée :
- Sade, Justine et autres romans, préface inédite, « Bibliothèque de la Pléiade ». Le volume regroupe Les Cent Vingt Journées de Sodome, Justine et La Philosophie dans le boudoir, avec les illustrations des éditions originales.